Traduction Maurice Regnaut et André Steiger. L'Arche est éditeur et agent théâtral du texte représenté.
Mise en scène : Camille Bernot, Kévin Duforest et Monica Tracke Création vidéo et graphique : Mathieu Delacourt, Morgan Kessler, Guillaume Laman Avec : Julien Cosqueric Kévin Duforest Aurélie Le Blanc Clément Strametto Monica Tracke Régie son et lumière : Camille Bernot |
« Nous vous en prions instamment : Ne trouvez pas naturel ce qui se produit sans cesse ! »
(Brecht- L’exception et la règle, 1930)
Une femme fait ses bagages pour quitter un mari qu’elle aime, un couple se demande si leur enfant n’est pas parti les dénoncer, une petite fille négocie avec sa mère l’usage d’une paire de souliers d’occasion démodés, la propagande- rictus aux lèvres- remplace la réalité et les questions qu’on se pose sur son conjoint ne trouvent plus de réponse. Est-ce banal? Ou risible ? Nous sommes sous le Troisième Reich, mais nous aurons pu être dans un pays communiste avant 1989 ou ailleurs. Nous sommes là où les hommes ont cessé de se battre.
Pour rendre à ces questions leur poids tragique et humain, cinq comédiens jouent une vingtaine de personnages dans une dizaine de scènes choisies dans la pièce Grand-peur et misère du Troisième Reich de Bertolt Brecht. Furcht und Elend des Dritten Reiches (son titre original en allemand) est une pièce de théâtre écrite par Bertolt Brecht entre 1935 et 1938, alors qu’il était en exil. Les scènes qui composent la pièce dressent un portrait de la société allemande depuis l’avènement d’Hitler jusqu’aux prémices de la guerre sans suivre une chronologie rigoureuse. Brecht s’est directement inspiré des récits de témoins oculaires et d’extraits de journaux pour composer ce texte qui montre l’enracinement profond du régime nazi dans toutes les sphères du peuple allemand.
Afin de montrer l’omniprésence et la banalisation de la violence sous un régime totalitaire, nous avons choisies dans le texte de Brecht des scènes qui vont dans un crescendo de la lâcheté et de la violence vers la fin de l’être humain, qui finit par être écrasé par son propre destin. Ces scènes ont été confiées à cinq comédiens, qui portent ouvertement la parole critique de Brecht. Les changements entre les scènes/personnages sont à vue, mais les acteurs n’oublient pas que, même si Brecht dénonce l’illusion du théâtre, l’exigence de vérité et de sincérité des acteurs n’est pas moindre. Car afin de pouvoir dénoncer la banalité de la violence sous le Troisième Reich, il faut monter son mécanisme d’une manière crédible et sans oublier une pointe d’humour. L’horreur devient entière parce que la violence apparaît comme naturelle, le rire- le seul échappatoire facile, et que le public est incité à se demander : « Aurais-je su agir différemment ? »
« Le ventre est encore fécond, d'où a surgi la bête immonde. »
(Brecht- La Résistible ascension d’Arturo Ui, 1941)
Si Brecht s’est inspiré pour l’écriture de cette pièce des faits divers publiés dans les journaux de l’époque nazie, sa narration n’est pas ‘datée’. Nous plongeons avec elle dans un régime totalitaire, quel qu’il soit, et observons sa façon de rendre une population docile et inhumaine sous couvert d’une recherche de « l’homme nouveau ». Chaque scène représente un morceau de la vie noyée sous la dictature, avec des êtres humains à l'intérieur, qui se débattent, essaient de respirer, puis finissant par lâcher prise, se laissant emporter par la vague du totalitarisme. Ce sont les êtres humains eux-mêmes qui fabriquent leur propre malheur. En cela, même la violence des agents du régime (SA et SS) est un signe de faiblesse, comme un moyen de défense paradoxalement mal placé.
Brecht souhaitait mettre en garde le spectateur, l’amener à réfléchir sur la nature d’une dictature et de celui qui l’incarne, le rendre sous le choc afin qu’il la rejette. Montrer les mécanismes d’un régime totalitaire sans trucage, avec même de la provocation, est une façon « ludique » d’apprendre au spectateur les effets néfastes sur la vie humaine de celui-ci. Peur, violence, indifférence, manipulation, mort : voici quelques mots pour caractériser une dictature. Apprendre des erreurs du passé pour avancer vers un avenir meilleur : c’est un des buts, voire LE but de cette création.
« La provocation est une manière de remettre la réalité sur ses pieds »
(Brecht- Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, 1930)
Nous partageons avec Brecht cette conviction que l’art, par la marginalité de son esthétique, peut nous apprendre à accepter et à maîtriser les failles humaines pour en faire une force. C’est le but du texte brechtien dont l’absurdité provoque le rire et la sympathie avant de susciter l’horreur. Ce texte nous présente donc une ‘parade allemande’, une parade des vices et des victimes et, dans la pure veine du théâtre épique, il ne cache pas son intention d’éveiller la conscience du public et son engagement social. C’est pourquoi nous avons choisi dans notre mise en scène de scander la pièce par l’apparition des panneaux noirs qui défilent à chaque début de scène, dans cette manière chère à Brecht, comme les portraits des dictateurs brandis dans une manifestation dirigée par les supporteurs d’un régime : « l’indésirable », « le sournois », « le bourreau », « les pauvres », « la crédule ».
Décors et costumes
Il n’y a quasiment pas de décor- seule une table et quelques chaises qui indiquent que les scènes se passent à l’intérieur des maisons, dans la sphère privée devenue publique depuis que les murs ont des oreilles. Les costumes des acteurs se rapprochent des costumes d’époque, seul élément de la mise en scène qui rappelle le contexte historique de la pièce (les signes explicites du régime tels que svastika ne sont pas représentés frontalement).
Musique
A côté de pièces musicales classiques (le Requiem de Wolfgang Amadeus Mozart, la Sonate au clair de lune de Ludwig van Beethoven, Le sacre du Printemps d’Igor Stravinsky), l’accompagnement sonore du spectacle est constitué de jazz manouche.
Bertolt Brecht
Auteur dramatique, poète lyrique, narrateur et cinéaste, théoricien de l'art et metteur en scène allemand- Bertolt Brecht (1898-1956) est considéré comme un des plus grands dramaturges contemporains. Il défend la conception d'un théâtre "épique", défini par sa fonction sociale et politique. Issu d'une famille bourgeoise, Bertolt Brecht commence ses études à Munich en 1917, à la faculté de lettres puis de médecine, avant d'être mobilisé comme infirmier en 1918. Sa première pièce est ‘Baal’ (1918). Avec ‘Tambours dans la nuit’, il obtient un prix littéraire en 1922 et se rend à Berlin, qui est alors la "Cité européenne du Théâtre". En quelques années il devient un auteur célèbre : ‘Noce chez les petits bourgeois’ (1919), ‘La vie d'Edouard II’, ‘Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny’, ‘Sainte Jeanne des abattoirs’, ‘La Mère’, ‘Homme pour homme’, ‘l'Opéra de Quat' sous’ (1928), ‘l'Exception et la règle’. Ses pièces, d'une brûlante actualité, sont le reflet de l'esprit de révolte et de provocation de l'auteur. Ses convictions marxistes et anti-nazies le conduiront à l’exil en 1933. Après le Danemark et la Finlande, il rejoint les Etats Unis. Il écrit ‘Mère courage et ses enfants’ et ‘Le cercle de craie caucasien’ qui constituent son répertoire le plus populaire. En 1948, dans un climat de chasses aux sorcières, l’auteur retourne dans son pays et s’installe à Berlin-Est où il fonde avec son épouse Helene Weigel la troupe théâtrale du Berliner Ensemble. Il meurt en 1956, léguant une quarantaine d’oeuvres dramatiques et une nouvelle manière d’envisager le théâtre.
Le théâtre épique
Brecht voulait rompre avec l'illusion théâtrale et pousser le spectateur à la réflexion. Par un processus de distanciation par rapport au personnage, l'acteur doit plutôt raconter qu'incarner, susciter la réflexion et le jugement plus que l'identification. Se positionnant ainsi à l'inverse du théâtre aristotélicien, le théâtre épique joue sur l’effet d’étrangeté obtenu par divers procédés de recul, comme l'adresse au spectateur, le jeu des acteurs depuis le public, la fable épique, la référence directe à un problème social, les songes, les changements à vue, etc. Ces procédés visent à perturber la perception linéaire passive du spectateur et à rompre le pacte tacite de croyance en ce qu'il voit.
Les pièces de Brecht sont ouvertement didactiques : par l'usage de panneaux avec des maximes, des apartés en direction du public pour commenter la pièce, des intermèdes chantés, il force le spectateur à avoir un regard critique.